George Orwell : “La une d’un quotidien et l’irrationalité du monde”

J’inaugure une nouvelle section sur Page 42, où je posterai de temps en temps des extraits de livres connus ou inconnus, d’auteurs renommés ou anonymes, qui auront simplement eu le mérite de me faire réfléchir ou passer un bon moment. Je commence par mon très cher George Orwell, et ce texte intitulé La une d’un quotidien et l’irrationalité du monde. Cette chronique, publiée le 29 novembre 1946 dans un journal de la gauche radicale anglaise, me semble toujours autant d’actualité, et c’est parce qu’elle résonne avec ce que nous vivons aujourd’hui, 70 ans plus tard, que je me permets de vous la partager. Le texte est tiré du recueil À ma guise aux éditions Agone, traduit de l’anglais par Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, dont je vous recommande chaudement la lecture intégrale.


« Voici une analyse de la première page de mon quotidien du matin un jour ordinaire, peu mouvementé, de novembre 1946.

Le gros titre est attribué à la conférence des Nations unies, pendant laquelle l’URSS va demander une enquête pour évaluer les forces anglo-américaines dans les pays alliés ou anciennement ennemis. Ceci est évidemment fait pour devancer une demande d’inspection des forces à l’intérieur de l’URSS, et il est évident que le débat qui va suivre ne produira que des récriminations, et une victoire de prestige pour l’un ou l’autre camp, sans aucun progrès, sans aucune tentative de progrès, en direction d’un véritable accord international.

Les combats en Grèce deviennent de plus en plus sérieux. L’opposition constitutionnelle tend de plus en plus vers un soutien aux rebelles tandis que le gouvernement prétend que les soi-disant rebelles sont en fait des guérilleros qui opèrent depuis l’autre côté de la frontière.

La convocation de l’assemblée constituante indienne est soumise à un délai supplémentaire (on trouve une note au bas de cette colonne : « Bain de sang en Inde : Page deux »), et Mr Gandhi, après une grève de la faim, est dans un état préoccupant.

La grève des mineurs de charbon américains continue et aura sans doute « des effets désastreux sur l’approvisionnement mondial en grain ». Du fait d’autres grèves récentes, les États-Unis ont annulé la livraison de deux millions de tonnes d’acier à la Grande-Bretagne, ce qui compliquera d’autant plus le problème du logement dans notre pays. Les employés du Great Western Railway ont lancée une « grève perlée » non officielle.

Une autre bombe a explosé à Jérusalem, faisant des morts et des blessés. On apprend également qu’il y a eu diverses calamités mineures inévitables, telles qu’un accident d’avion, la probabilité d’inondations dans toute l’Angleterre, et une collision entre deux navires dans le Mersey, avec, semble-t-il, la perte de cent têtes de bétail, ce qui représente, je crois, une semaine de rations de viande pour environ quarante mille personnes.

Il n’y a définitivement aucune bonne nouvelle en première page. Certaines informations, telles que l’augmentation des exportations britanniques en octobre, pourraient passer pour de bonnes nouvelles mais n’en sont sans doute que de mauvaises pour quiconque en sait suffisamment pour les interpréter. On trouve aussi une déclaration expliquant que les puissances d’occupation en Allemagne vont « peut-être » bientôt aboutir à un meilleur accord. Mais ce n’est là rien de plus que l’expression d’un vœu pieux, non étayé par des preuves.

Je répète que cette page de désastres n’est que le compte rendu d’une journée ordinaire, alors qu’il ne se passe pas grand-chose ; et d’ailleurs, c’est la première page d’un journal qui, plus que les autres, tente de voir les choses du bon côté.

Lorsqu’on examine ce qui s’est passé depuis 1930, il n’est pas facile de croire à la survie de la civilisation. Je ne suggère pas, à partir de ce constat, que la seule solution est de renoncer à la politique quotidienne, de se retirer dans un lieu éloigné et de se concentrer soit sur son salut personnel, soit sur la création de communautés autonomes en prévision du jour où les bombes atomiques auront fait leur travail. Je pense qu’il faut poursuivre la lutte politique, exactement comme un médecin doit tenter de sauver la vie d’un patient, même s’il a de grandes chances de mourir. Mais il me semble que nous n’irons nulle part tant que nous ne reconnaitrons pas que le comportement politique est en grande partie non rationnel, que le monde souffre d’une maladie mentale qu’il va falloir diagnostiquer si nous voulons pouvoir la guérir. Le point important est que la grande majorité des calamités qui s’abattent sur nous ne sont absolument pas nécessaires. On pense communément que le désir des êtres humains est de se sentir en sécurité. Eh bien, nous avons aujourd’hui la possibilité de nous sentir en sécurité, ce qui n’était pas le cas de nos ancêtres. La nature peut parfois riposter par un tremblement de terre ou un cyclone, mais elle a été en grande partie vaincue. Et pourtant, au moment même où il y a, où il pourrait y avoir, suffisamment de tout pour chacun, toutes nos énergies, ou presque, sont dévolues à essayer de nous prendre les uns les autres des territoires, des marchés et des matières premières. Au moment même où les biens pourraient être distribués à tous de telle sorte qu’aucun gouvernement ne puisse craindre d’opposition sérieuse, la liberté politique est déclarée impossible et la moitié du monde est dirigée par des forces de police secrète. Au moment même où les superstitions s’effondrent et où une attitude rationnelle devant l’univers devient possible, le droit à penser ses propres pensées est nié comme jamais auparavant. Le fait est que les être humains n’ont commencé à se battre sérieusement les uns contre les autres qu’à partir du moment où il n’y avait plus vraiment de raison de le faire.

Il n’est pas facile de trouver une explication économique directe au comportement de ceux qui dirigent à présent le monde. Le désir du pouvoir pur paraît être bien plus fort que le désir de fortune. Cela a souvent été remarqué mais, étrangement, le désir de pouvoir paraît avoir été accepté comme un instinct naturel, ayant toujours existé à toutes les époques, tout comme le désir de nourriture. En réalité, il n’est pas plus naturel, au sens où il serait une nécessité biologique, que l’ivrognerie ou le goût du jeu. Et s’il est vrai, comme j’en suis persuadé, qu’il a atteint, à notre époque, de nouveaux niveaux de démence, la question devient alors : quelle caractéristique particulière de la vie moderne transforme en une motivation humaine importante l’impulsion à brutaliser les autres ? S’il était possible de répondre à cette question — rarement posée, jamais sérieusement débattue —, il pourrait y avoir quelques bonnes nouvelles sur la première page de votre journal du matin.

Cependant, on peut toujours penser, malgré les apparences, que l’époque dans laquelle nous vivons n’est pas pire que celle qui l’ont précédée, ni peut-être même vraiment différente. Cette possibilité, en tout cas, me vient à l’esprit quand je pense à un proverbe indien qu’un de mes amis a traduit un jour :

En avril, le chacal est né,
En juin, la pluie a gonflé les fleuves :
« Jamais de toute ma vie, dit-il,
Je n’ai vu si grande inondation. » [1]


Ce texte pourrait presque avoir été écrit aujourd’hui. J’ignore s’il faut s’en réjouir ou s’en lamenter. En tout cas, je me sens proche d’Orwell. C’est un auteur terrien au sens où il se tient ancré dans le sol, qu’il cherche la réalité sans verser dans le misérabilisme. Revenir à George Orwell de façon régulière est un baume pour l’esprit.

[1] Note du traducteur : ce poème est en réalité tiré du Second Livre de la Jungle de Kipling et le texte est légèrement différent : « En août le chacal est né / En septembre les pluies sont tombées / “D’une aussi terrible inondation, / dit-il, je n’ai aucun souvenir.” »


>>> Source @ http://page42.org/george-orwell-la-une-dun-quotidien-et-lirrationalite-du-monde/