Pour l’éducation populaire, les logiciels libres ne sont pas une fin en soi

L’éducation populaire, « éducation de tous par tous » hors des temps scolaires et des temps de formation professionnelle, a pour objectif de favoriser l’autonomie, l’esprit critique, la responsabilisation et la citoyenneté des individus. Elle vise à démocratiser les savoirs et à permettre au plus grand nombre de disposer des armes intellectuelles pour agir par soi-même. Elle ne propose pas la transmission de savoirs de façon unilatérale, mais plutôt une construction collective et une diffusion réciproque des savoirs.

On le devine, ses valeurs sont très proches de celles qui ont mené à la création d’Internet dans les années 1980 et qui sous-tendent l’existence des logiciels libres.

Education dans de multiples domaines (scientifiques, artistiques, liés à la vie quotidienne, à la citoyenneté, à l’environnement, etc.), avec des publics multiples et des moyens qui tiennent compte de chacun, l’éducation populaire mêle des méthodes de transmission académique et des méthodes pédagogiques plus participatives qui permettent à chacun de se révéler « auteur » de savoirs issus de son expérience et contributeur au savoir des autres.

Comme le note Nathalie Boucher-Petrovic (voir Philosophie du logiciel libre et démarches d’éducation populaire), « Le projet d’appropriation des outils apparaît donc comme un élément constant dans le champ de l’éducation populaire. […] Aussi, l’éducation populaire a-t-elle toujours cherché à intégrer les supports et outils de ce savoir : la presse, le livre, le cinéma, la télévision et aujourd’hui les ordinateurs, les réseaux informatiques, Internet…, dans son travail éducatif. »

L’acquisition, la production et l’échange des savoirs sont aujourd’hui facilités par l’usage des TIC, bien qu’il n’en soit pas la condition sine qua non.

Face à l’existence de logiciels propriétaires (souvent coûteux et dont l’appropriation est limitée par des codes sources qui restent confidentiels) et de logiciels libres (bon marché ou gratuits, dont les codes sources sont à la disposition de l’utilisateur), se pose donc la question du choix le plus pertinent non seulement du point de vue pratique et économique, mais aussi (et surtout ?) pédagogique, politique et philosophique par rapport aux objectifs de l’éducation populaire.

En effet, note Nathalie Boucher-Petrovic, « toute la question a été et reste celle des manières de faire, des façons de s’approprier les médias, de les utiliser dans le sens des démarches d’éducation populaire. C’est d’abord et avant tout la finalité éducative et plus encore, éducative dans le sens éducation populaire, qui est recherchée par les mouvements d’éducation populaire dans l’utilisation des médias quels qu’ils soient. »

Il ne s’agit pas seulement, pour l’« éducateur populaire », de choisir un logiciel libre parce qu’il est un outil de transmission des savoirs peu coûteux. Ce choix est aussi celui des formats ouverts et de la liberté de l’utilisateur, qui n’est plus contraint, pour lire un document, de disposer du (des) logiciel(s) choisi(s) par le concepteur de celui-ci.

Avec les logiciels libres apparaît également la possibilité de comprendre comment l’outil est conçu, de comprendre comment sont produits l’information et le savoir (par exemple sur Internet ou par une chaîne de télévision numérique), d’en produire soi-même, d’observer in vivo le résultat et le fonctionnement de travaux collaboratifs, d’en mettre en œuvre soi-même. Plus loin, ils peuvent servir de support à des réflexions sur le modèle économique de la production logicielle, sur les licences juridiques et le droit d’auteur (vaut-il mieux encourager l’utilisation d’OpenOffice Writer ou d’un Word piraté ?).

Les logiciels libres se situent dans une culture collective, qui encourage l’éducation, l’échange et la redistribution. A l’heure où, dans tous les pays développés, on incite les citoyens à se connecter sur Internet en adsl depuis leur domicile – car on sait que c’est là que les bénéfices à attendre du commerce en ligne sont les plus importants -, les enfants dans leur chambre et les parents au salon, l’éducation populaire alliée aux logiciels libres a un rôle déterminant à jouer. Combien font encore l’amalgame entre logiciels libres et logiciels gratuits ? Alors que le Web 2.0 fait irruption dans le quotidien des connectés, il est intéressant de constater que, tout en mettant l’utilisateur en avant et en lui proposant des outils gratuits et interopérables, il ne laisse actuellement guère de place aux logiciels libres, leur préférant le gratuit financé par la publicité… Derrière tout échange gratuit sur le Web ne se cachent pas toujours les logiciels libres.

Les logiciels libres prennent donc toute leur dimension éducative s’ils sont accompagnés… d’une éducation aux médias [1]. Sans cette éducation, ils ne sont que des logiciels gratuits sans publicité.

Les logiciels libres comme support de l’éducation à l’information

Les processus de travail collaboratif qui mènent à la création d’un logiciel libre [2] sont similaires à ceux qui peuvent mener à la création d’un contenu (information ou savoir) « libre », c’est-à-dire librement accessible, diffusable et modifiable (dans différents cadres possibles qui peuvent être l’un des types de licence Creative commons).

La création de logiciels libres interroge donc aussi le monde de la création de l’information et du savoir.

Les logiciels libres nous posent donc des questions qui sont du ressort de l’éducation aux médias et intéressent tout enfant, jeune et adulte :
- qui produit ou peut produire de l’information et du savoir, à partir du moment où cela n’est plus l’apanage de ceux qui savent (les diplômés) et de ceux qui ont le pouvoir (les éditeurs, les responsables de médias, les politiques) ?
- à quelles fins et avec quelles motivations ?
- à qui appartiennent ces informations et ces savoirs produits ? A leur créateur ? A l’utilisateur ? A la communauté ?
- quelle qualité d’information et de savoir peuvent produire des démarches basées sur la coopération ? De quelle façon évaluer cette qualité ?
- existe t-il des conditions minima pour que cette coopération soit fructueuse : règles communes (comme celle du « point de vue neutre » [3] adoptée par Wikipédia, le fait de soumettre sa création à la critique de la communauté, de « rendre à César ce qui est à César » : citer la paternité des sources, etc.), nombre minimum de contributeurs… ?

Le Web 2.0, que les commerçants nous présentent comme quelque chose de révolutionnaire, s’avance masqué sous une apparence de gratuité (gratuité des services, gratuité de l’échange entre les internautes). Mais une gratuité qui a besoin de la publicité pour vivre, et qui comporte donc le risque que l’information, les savoirs, les logiciels, les outils gratuits que l’on va nous proposer de plus en plus soient de plus en plus destinés à nous rendre de plus en plus consommateurs.

Les logiciels et les savoirs libres montrent qu’une réelle gratuité peut rendre… libre… si elle s’assortit d’un réel échange.

Voir aussi le guide CRéATIF sur les logiciels libres dans les espaces publics numériques : http://www.creatif-public.net/rubrique51.html.

[1] Que le ministre de la Jeunesse vient d’appeler de ses voeux. Voir Le ministère de la Jeunesse souhaite encourager et accompagner la création de jeux vidéos.

[2] Mais derrière tout logiciel libre ne se cache pas toujours une démarche coopérative et désintéressée. Il existe aussi – et tant mieux ! – des logiciels libres créés par des structures commerciales, par exemple Ganesha, outil de formation à distance créé par la société Anéma formation.

[3] http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Neutralit%C3%A9_de_point_de_vue

Mis en ligne le lundi 2 octobre 2006

 


SOURCE @ http://www.generationcyb.net/article.php3?id_article=879